Menou, 1718: Où il s'agit de charroyer 150 tonnes de bois jusqu'au "port" de Corbelin... Ce bois, destiné au chauffage de la capitale, est acheminé par "flottage", via Clamecy et Auxerre. De la coupe aux chaudières parisiennes, il peut s'écouler deux ans...

Le marché est conclu moyennant 300 livres mais, avec cette somme, les charroyeurs doivent faire l'acquisition de quatre boeufs... qui doivent bien valoir cette somme!

Ci-dessous, vues du château de Corbelin (empruntées à http://www.corbelin.com/)

3 E 8 / 150 - Minutes du notaire Isaac Voullererau (Colméry)

 

 

Transport de bois à Menou en 1718 (0)

 

1 - L'an mil sept cent dix huit le vingt neuf[ième] jour de may au marquisa de

2 - Menou (1) avant midy pardevant le nottaire soubsigné furent presants en personnes

3 - Guillaume Lutinier laboureur et Jean Cougnet filz de Jean aussy laboureur

4 - demeurant en la parroisse dudit Menou, lesquels ont entrepris de charoyer (2) et

5 - mener au port de Corbelin (3) (a) à Jean Cendre (4) marchand dem[eurant] en la parroisse de

6 - Couloutre la Riviere present et acceptant ; c'est à sçavoir la quantité

7 - de soixante cordes de bois moulléz (5) à les prandre dans ces bois aupres des pille

8 - provvenant de monsieur Resnard juge d'Entrain au compte de vingt un pour

9 - vingt et les rendre cond'huy sur ledit port de Corbelin deux cordes l'une sur

10 - l'autre (6) enpillés à la mesure ordinaire des marchands moyenant que

11 - ledit Cendre est obligé de leurs payer cinquante solz pour chacune

12 - cordes (7), comme aussy se sont lesd[its] Lutinier et Cognet obligés

13 - de charoyer l'annéez prochaine pareilles quantité de soixante

14 - corde de bois de moulléz sur le mesme port de Corbellin à la

15 - mesme mesure et dans le temps de la st Martin (8) de la mesme annéz

16 - à les prandre dans la vante du bois Verrier (9) pour le mesme

17 - prix de cinquante sols aussy pour chacune corde ; sur lesqueles

18 - entreprises ledit Cendre a advancé ausd[its] Lutinier et Cougnet scavoir

19 - audit Lutinier la somme de cent cinquante livres et audit Cognet

20 - pareille somme de cent cinquante livres (10) pour leur avoir des boeufs (11)

21 - lesquels demeureront speciallem[ent] (affectéz) et hipotequés au payement d'iceux (b)

22 - jusques en fin dud[it] charoyage ; oultre quoy ledit Cendre leur

23 - a encore payé à chacun trois livres pour espingles (12) et payera

24 - les fraiz du present marché ce qui a esté stipullé et accepté par

25 - lesdites parties respectivement sans (proceder) de la somme de

26 - vingt livres que ledit Lutinier doit audit Cendre il y a plus

27 - d'un an ainsy qu'il l'a reconnu et donc & car ainsy & promettant

28 - & obligeant & renonceant & fait en presence de m[aîtr]e Pierre

29 - Jalquin praticien (13) demeurant à Colmery et Anthoine Lenoble fandeur

30 - de bois dem[eurant] audit Menou tesmoins, lesd[ites] parties et ledit Lenoble

31 - ont declaré ne scavoir signer enquis et interpellés.

 

(a) dans le jour de st Martin d'hiver prochain

(b) lesquelles sommes de cent cinquante livres d'une part et cent cinquante livres d'autre [part] ont esté presantem[ent] manuellem[ent] payés par ledit Cendre ausd[its] Lutinier et Cougnet et par eux retiréz es presance du nottaire et temoins dont il est donc quitte

(c) consentis lesd[ites] six livres pour les espingles

(d) lad[ite] hipoteque demeure.

 

Voullereau (14) - Jalquin

 

37 - Con[trô]llé à Varzy le 7 juin 1718

38 - Receu 40 sols

39 - B. Donnat

 

Notes et vocabulaire

(0) - Par convention et pour en faciliter la lecture, le texte original a subi diverses retouches : ajout de majuscules, accents, apostrophes et autres signes de ponctuation indispensables à la compréhension ; développement des abréviations ; suppression des majuscules superflues ; séparation des mots accolés... En revanche, l'orthographe n'a pas été corrigée. Les mots entre parenthèses sont incertains.

(1) - marquisa de Menou : En 1697, Nanvignes est érigé en marquisat sous le nom de Menou (du nom du seigneur).

(2) - charoyer (charroyer) : Transporter.

(3) - port de Corbelin : Il s'agit d'un "port de jetage", c'est-à-dire de l'endroit d'où seront jetées les bûches à l'eau, ce qui implique certains aménagements: dégagement des berges (pour pouvoir empiler le bois), curage du cours d'eau (pour favoriser le flottage), création de retenues d'eau (pour augmenter, au moment opportun, le débit du cours d'eau)...

(4) - Jean Cendre : Né à Menou en 1672, marchand de bois, Jean Cendre est un personnage tout à fait à part au sein de la petite foule des ancêtres Cendre de par sa profession et son statut social ; il est l'un des rares, parmi ceux-ci, qui soit qualifié d'honnorable homme ; ce qui signifie, en bon français, qu'il a de l'argent... Cinq ans plus tôt, il a d'ailleurs fait un beau mariage avec la fille du lieutenant au bailliage de Colméry, mariage qui a sans doute constitué pour lui une sorte d'aboutissement puisqu'il était alors âgé de 40 ans (sa généalogie).

(5) - soixante cordes de bois mouléz : La moulée est le bois de chauffage ; on en mesure la quantité à l'aide d'une corde et cette corde devient, par métonymie, une unité de mesure, équivalant à quatre ou cinq stères ; soixante cordes correspondent à la quantité moyenne ordinairement confiée aux voituriers (150 tonnes) ; certains d'entre eux se limitent à 10 ou à 20 cordes ; d'autres vont jusqu'à la centaine.

(6) - deux cordes l'une sur l'autre : Selon Romain Baron, le bois doit être empilé par piles de 9 pieds de longueur et 9 pieds de hauteur contenant chacune deux cordes "busches franches dessus et dessous, au compte de 21 pour 20". Plusieurs auteurs insistent, par ailleurs, sur la dimension des bûches : 1, 14 mètre et pas plus de 15 cm de diamètre !

(7) - payer cinquante solz pour chacune cordes : Soit, pour soixante cordes, 150 livres ; le prix varie en fonction de la distance à parcourir ; le bois est acheminé pendant l'été jusqu'au "port"par un lourd chariot aux roues cerclées de fer, tiré par un attelage de quatre boeufs bruns et rouges.

(8) - dans le temps de la st Martin : 11 novembre ; en effet, c'est en novembre que les bûches sont jetées à l'eau ; cette première phase, dite de "flottage à bûches perdues", les conduit jusqu'au "pertuis" (barrage) de la Forêt, près de Clamecy, où attendent les marchands de bois parisiens.

(9) - bois Verrier : Bois Verrier, situé entre Menou et Colméry ; la coupe se fait pendant les mois d'hiver, jusqu'à la mi-avril.

(10) - cent cinquante livres : Soit 300 livres au total, somme importante qui correspond à au moins trois fois le salaire annuel d'un manoeuvre de l'époque (et, sans doute, au prix d'un attelage de quatre boeufs) ; rien n'indique le bénéfice escompté par le marchand.

(11) - pour leur avoir des boeufs : Le marchand avance cette somme aux voituriers pour qu'ils se procurent des boeufs... qu'ils n'ont donc pas ! Selon Romain Baron, le cas est fréquent ; il arrive même que le marchand fournisse le fourrage pour nourrir les bêtes !

(12) - espingles : Gratifications pécuniaires que l'on accorde aux femmes lorsqu'on a conclu quelque marché avec le mari.

(13) - praticien : Personne qui peut remplir d'ordinaire le rôle de témoin auprès d'un homme de loi car connaissant la pratique, la procédure.

(14) - Voullereau : Isaac Voullereau, notaire à Colméry de 1688 à 1720.

 

Bibliographie

* Le Flottage à travers les familles clamecyçoises - Christophe Grosbon

* Le Flottage en Morvan - Gérard Guillot-Chêne

* L'Ecoulage de la moulée sur le Beuvron et le Sauzay - Emile Guillien

* Causerie sur la forêt morvandelle - Traîne-bûches du Morvan

* Vers la réalité du Flottage des Bois volants - Traîne-bûches du Morvan

* La Vie rurale dans la région de Varzy dans la seconde moitié du XVIIe siècle - Romain Baron

 

Contributions, commentaires

Transposition en termes concrets de l’exécution de ce contrat de transport.

Essayons d’imaginer comment le marché s’est déroulé sur le terrain.

………………………………..

Je pars des données connues :

1 corde est égale à 4 stères.

Le stère de moule (ou moullée) est égal à environ 1,5 mètre cube métrique (ou 1 stère ½ en mesure métrique)

Chaque corde de moulée représentent donc 6 m3 métrique.

Les piles provenant de M. Besnard, juge d’Entrains, sont à charger par 2, selon les termes du contrat, " l’une sur l’autre ", par chariot, conditionnant le paiement des contractants. Ce volume précisé est probablement nécessaire et suffisant, suivant les usages, et déterminé par l’expérience.

Un chargement de chariot correspondra donc à 8 stères de moullée de 1,5 M. cube métrique chacune.

Sur la base d’une Densité du bois stocké de 0.65 à 0.70, - chêne ou hêtre - le poids transporté par chariot sera de l’ordre de 8,5 /9 Tonnes.

60 cordes (240 stères), à transporter (par lots de 8) du bois Verrier au " port " de Corbelin vont représenter 30 voyages par saison (ou partie de contrat global). En gros : 1 tous les 5 jours.

Quel sera l’animal de traction ? J’ai d’abord pensé aux chevaux en même temps qu’aux bœufs. J’exclus pourtant le cheval, plus mobile, plus rapide, certes, que le bœuf, mais moins fort, qui, en ce début du XVIII ème Siècle est encore largement réservé à la Poste, aux nobles et aux militaires pour la Cavalerie, l’Artillerie et les convois. L’utilisation du cheval en agriculture ne s’est vraiment développé qu’après les guerres napoléoniennes tout au cours du XIX ème S. (penser aux galvachers morvandiaux et leurs attelages de bœufs jusqu’avant 1914).

Je table donc sur le bœuf, animal nivernais s’il en est.

Dans l’espace de temps compris entre le 7 juin au 11 Novembre, soit en 157 jours – l’équivalent de 18 semaines – les adjudicataires du charroi avaient à charger au bois Verrier, transporter, décharger et empiler 60 cordes à Corbelin.

Les charrois avaient 7 bon Kilomètres d’assez mauvais chemin à parcourir (j’y reviendrai un peu plus loin), soit 14 km A/R – compte non tenu de la distance des écuries au chantier.

J’essaie maintenant d’évaluer le temps de travail et de parcours.

Chargement d’un chariot : 3 heures, à 2 hommes, 1 à terre, 1 sur le chariot.

Le déchargement + l’empilage au " port " : 3 heures encore.

Le transport A/R. : il faut tenir compte de 2 facteurs

- la lenteur des bœufs 2 à 2 Km5 par heure, avec une charge très lourde.

- L’état du sous-bois (au sol meuble, généralement en fondrières) et celui de la route, pas bien meilleur.

Il s’agit dans ce dernier cas de chemins ruraux, pratiquement des chemins creux, à peu près sans entretien, sauf par les Corvées (dont on connait le rendement), avec des remblayages sommaires non durables, en particulier ici pour une toute petite route rurale d’intérêt local (ou paroissial).

N’oublions pas que les transports par terre connaissaient des temps morts très importants l’hiver, qui pouvaient se renouveler l’été si la saison était pluvieuse. Ceci explique probablement et justifie que le contrat est à exécuter en bonne saison ou supposée telle.

J’évalue donc le temps consacré essentiellement au transport à 6 heures.

Je suppose que dans le bois les 2 entrepreneurs associés dans l’affaire (nonobstant le travail qu’ils avaient à faire sur leur domaine agricole, et on est en ce moment à la période des moissons puis des labours) associaient également leurs moyens (leurs attelages de bœufs) et leur force physique.

Chaque entrepreneur consacrait donc 12 heures pour un transport.

Vient le moment d’apprécier l’importance des moyens (la force) à mettre en œuvre pour chaque transport. Il me semble que 2 attelages de 2 bœufs (donc 4 animaux) sont la limite basse de ces moyens. J’imagine que pour sortir du bois, au sol meuble et plein de fondrières, une paire de bœufs supplémentaire n’est pas excessive (contractuellement, il le faudrait, en tous cas, pour parer à tout).

Je parle ici d’entrepreneurs, car il s’agit d’une entreprise qui demande du temps et aussi des moyens. Il ne peut être question de les considérer comme des journaliers. Ils sont qualifiés de " laboureurs " sur le contrat, et un laboureur n’est pas n’importe qui. Dans la hiérarchie rurale, c’est un petit aristocrate de l’agriculture.

Chaque entrepreneur, dans ces conditions de travail, sera payé autour de 10 Livres par journée bien remplie et par voyage.

Il est possible que les contractants aient considéré cette affaire comme une " affaire à prendre " compte tenu de ce que l’on connaît des salaires de ce temps, toutefois et compte tenu du volume de l’affaire, le paiement de ces 300 Livres ne me semble pas démesuré (?) par rapport à la note n° 9 de Notes et Vocabulaire ci-haut. Le marché n’était pas à la portée du premier venu. Il demandait de solides moyens, limitant la concurrence éloignée des chantiers. Il est bien possible que le marchand Jean Cendre eut à discuter âprement !

Reste la question du " port " sur lequel il est permis de s’interroger. On ne parle pas de " port " s’il n’y a pas d’eau pour naviguer.

Je note en passant que je pensais le flottage à bûches perdues une spécialité du Morvan (dont on n’est pas loin !) via surtout la Cure et l’Yonne et leurs affluents morvandiaux, alors que je constate que cette dernière rivière avait aussi des affluents nivernais sous-affluents de la Seine. Précisément, le Sauzay, sur lequel se trouve le port de Corbelin, comme le Beuvron, sont affluents de l’Yonne et se rencontrent à Clamecy, principal centre de regroupement de bois flottés et de flottage, ensuite, par trains constitués. J’ai pu prendre connaissance d’une carte de géographie sur laquelle les 2 ruisseaux, ou rivières, citées ici figurent sur le réseau de flottage du " port " de Clamecy, même si leur capacité est faible par rapport à d'autres cours d'eaux.

Les 60 cordes transportées par les laboureurs représentent à peu près un train (assemblage de bûches) de bois de chauffage. En général, un train : 200 stères, environ, assemblées.

Il ne paraît pas du tout absurde, par extension, de penser qu’une telle quantité de bois débardé du bois Verrier pour le compte d’un négociant ne correspond pas à un usage local – pour vente " au détail " - ou autre vente voisine, dans une vaste région riche en forêts où s’approvisionner individuellement est possible, et de poursuivre le raisonnement (qui n’engage que le scripteur !) en avançant l’hypothèse constituée par l’énorme consommateur qu’est le " marché " parisien. On ne s’y chauffe et cuisine qu’au bois

André Devallière (13 juin 2007)

  

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Page créée le 19 avril 2007. Dernière mise à jour le 15 février 2012.

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