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Châteauneuf, 1750 : Où un colporteur savoyard se fait construire une maison en plein bourg de Châteauneuf... L'acte, extrêmement précis, fourmille d'informations diverses. Les travaux sont prévus pour durer six mois pour un montant d'environ quatre cents livres. Les dimensions de cette maison de deux pièces sont tout à fait atypiques dans un bourg où la plupart des maisons sont constituées d'une seule "chambre avec grenier dessus" d'un confort plus que rudimentaire. On note au contraire ici quelques éléments de confort indiscutables : pierre de taille, briques, tuiles, carrelage, four à pain... Il s'agit manifestement d'une réalisation "haut-de-gamme"de l'époque au plan local. Le premier plan cadastral de Châteauneuf datant de 1826, il était tentant d'essayer d'y retrouver cette maison. Divers indices donnent à penser qu'il devrait s'agir de celle qui est signalée sur le plan ci-dessous par une croix blanche, au nord-ouest de l'église, de l'autre côté du "grand chemain". En 1826, il se trouve que cette maison a pour propriétaire l'un des fils de Jean-Baptiste Gorrand, le colporteur savoyard l'ayant fait construire. (0)
Cote : 3 E 8 / 6 - Minutes du notaire J.-B. Bonnet (Archives départementales de la Nièvre)
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Maison de Jean-Baptiste Gorrand - bourg de Châteauneuf (1826) |
1 - Ce jour d'huy treizieme jour du mois de 2 - decembre mil sept cent cinquante 3 - avent midy et pardevant le notaire au duché de 4 - nivernois resident au bourg de Chateauneuf au 5 - val de Bargis onts esté presents en leurs personnes 6 - Jean Baptiste Gaurend marchand (1) demeurant au 7 - bourg dudit Chateauneuf d'une part et Mathieu 8 - Desfougeres maitre charpentier demeurant à 9 - La Selle du Noize province de la Basse Marche (2) 10 - de present en ce lieu, lesquels onts fait 11 - et font les traitté et marché qui suivent. 12 - C'est à scavoir que ledit Desfougeres a entrepris 13 - audit Gaurand de luy faire un batiment de 14 - maison au bourg dud[it] Chateauneuf, laquelle 15 - maison sera composée de deux chambres (3) 16 - dont l'une aura seize pieds (4) de largeur et 17 - l'autre quatorze sur dix huit de large de dedans 18 - en dedans, et dans laquelle chambre il y aura 19 - un mur de (refens) ; la longueur duquel batiment 20 - sera composée de trente cinq piedz et vingt deux 21 - de large le tout de dehors en dehors, dix 22 - piedz de goutereau (5) depuis le rez de chaussée, 23 - deux croisez (6) de quatre pieds de hosteur sur deux 24 - pieds et demy de largeur de pierre de taille et à vive arete, 25 - sous l'une desquelles croisez il y aura une
bassye (7)
; 26 - trois 27 - dans la chambre et l'autre dans le mur de
reffend (8)
; 28 - laditte maison sera couverte de tuille et garnye de 29 - faitiere (9) deux cheminez de brique et les mantaux (10) 30 - de bois ; le grenier de cette maison sera de 31 - planche avec une montée (11) de grenier tournant 32 - le tout en (bois) ; dans laquelle maison sera 33 - employé huit poinsons de chot (12) pour employer 34 - tant à enrocher (13) que dans le mortier des murs (14) ; 35 - à laquelle maison il y aura deux ferures 36 - retroussez (15) ; dans l'une desquelles chambre il y aura 37 - un four (16) dans le pignon à costé d'icelluy deux 38 - petits tois qui auront six pieds de dedans en dedans 39 - et raigneront (17) tout le long dudit pignon ; 40 - lesdittes chambres seront carlée de carreau 41 - et fournis par led[it] Desfougeres aussy bien 42 - que tout le sable necessaire pour les 43 - enrochages du dehord et dedans sera d'autre 44 - sable le tout au frais dud[it] Defougeres ; 45 - et enfain ledit Fougeres a promis et s'est 46 - obligé de rendre la ditte maison faitte et 47 - parfaitte au jour de St Jean Baptiste prochain (18) ; 48 - et de tous les quatre materaux necessaires à lad[ite] 49 - maison ledit Gaurand ne sera tenu que de 50 - fournir les planches pour le grenier, les barraus 51 - des croisez et tous les clout necessaire pour 52 - la construction dud[it] batiment ; aura ledit 53 - Desfougeres tous les anciens materaux de 54 - la maison que led[it] Gaurand a acquis de 55 - Malleville (19), et ne poura mettre en oeuvre 56 - que ceux qui pouront valablement servir 57 - et qui seront bons ; le present marché 58 - fait pour et moyenant le prix et somme 59 - de quatre cent six livres payables par led[it] 60 - Gaurand audit Desfougeres en quatre 61 - payements (20), scavoir au premier mars 62 - cent livres, au premier juin cent autres livres 63 - et au jour et feste de St Jean Baptiste 64 - prochain celle de deux cent six 65 - livres ; tout ce que dessus a eté stipulé 66 - et accepté entre les partyes. Car ainsy 67 - & fait en presence de Jean Picollet praticien (21) 68 - et de François Piq marchand (22) demeurant 69 - aud[it] Chateauneuf temoins qui onts signé 70 - avec led[it] Gaurand led[it] Desfougeres ayant 71 - declarez ne le scavoir d'eux enquis et interpellés 72 - s'est controllé.
Pic - Picollet - Bonnet (23) |
Notes et vocabulaire (0) - Par convention et pour en faciliter la lecture, le texte original a subi diverses retouches : ajout de majuscules aux noms propres, accents, apostrophes et autres signes de ponctuation indispensables à la compréhension ; développement des abréviations ; suppression des majuscules superflues ; séparation des mots accolés... En revanche, l'orthographe n'a pas été corrigée. Les mots entre parenthèses sont incertains. (1) - Jean Baptiste Gaurend marchand : Savoyards de nation, les Gorrand ont quitté leur Savoie natale à la fin du printemps ou au début de l'été 1741. Les raisons de ce départ et du choix de Châteauneuf pour résidence restent à ce jour inexpliquées. À son arrivée dans la Nièvre, la famille se compose d'au moins sept personnes : Jean-Baptiste Gorrand lui-même, 31 ans, ses parents, sa femme, ses trois jeunes enfants et, peut-être bien, un frère, une soeur et un beau-frère. Le plus jeune des enfants, âgé de cinq mois, décède quelques jours plus tard, peut-être victime du périple familial. Mais plusieurs enfants vont naître à Châteauneuf. Évident signe d'intégration, parrains et marraines sont à chaque fois issus de la petite bourgeoisie locale. Fils de marchand, Jean-Baptiste Gorrand est mercier de profession (bisouart - c'est-à-dire colporteur - en 1759). Il est rapidement au nombre de ceux qui constituent, selon l'expression consacrée, la partye la plus sayne des habitans de Châteauneuf. Jean-Baptiste-Gorrand est né le 25 juin 1710 à St-Jean-de-Belleville (Savoie). (2) - La Selle du Noize province de la Basse Marche : La Celle-Dunoise, petite ville située à environ deux cents kilomètres de Châteauneuf, près de Guéret ; la province de la Basse-Marche est une ancienne province située aux confins du Limousin ; Châteauneuf abrite, à cette époque, une petite communauté de charpentiers originaires de cette ville, apparentés les uns aux autres. (3) - chambres : Pièces. (4) - seize pieds : Soit un peu plus de cinq mètres (le pied valait 0, 324 mètre). (5) - goutereau : Gouttière, vraisemblablement ; le mur gouttereau est le mur de façade reliant les murs pignons, et portant une gouttière ou un chéneau. (6) - croisez : Fenêtres. (7) - bassye (bassie) : Évier de pierre dans l'embrasure de la fenêtre. (8) - reffend : Mur de refend ; mur porteur formant séparation dans l'intérieur d'un bâtiment. (9) - couverte
de tuille et garnye de faitiere :
La tuile est alors l'exception et révèle une certaine aisance.
Une faîtière est une tuile cintrée qui couvre le faîte de
l'édifice. (10) - mantaux : Partie de la cheminée qui fait saillie dans la pièce au-dessus du foyer. (11) - montée : Petit escalier. (12) - huit poinsons de chot : Huit poinçons de chaux ; le contenu, apparemment, de quatre tonneaux de chaux. (13) - enrocher : Consolider, affermir, durcir. (14) - dans le mortier des murs : On peut évaluer l'épaisseur des murs de cette maison à environ 60 centimètres ; cette épaisseur, permettant une relative isolation thermique, entraîne une technique de construction particulière : deux parements de murs et un remplissage interne de matériaux divers (terre caillouteuse, mortier d'argile ou de chaux...). Le "chaînage" entre ces parements est assuré au moyen de pierres posées transversalement qui, parfois, se révèlent sur le mur pignon par leur dépassement (pierres dépassantes ou "boutisses"). (15) - ferures retroussez : (sens incertain) Tirants métalliques fixés au mur par des ancres en forme de croix ou de lettres (X, Y...) introduits dans la maçonnerie pour empêcher l'écartement des murs ou la poussée des voûtes. (16) - four : Ce four - à cuire le pain - s'ouvre vraisemblablement au fond de la cheminée. (17) - raigneront : Règneront ; s'étendront en longueur de façon continue. (18) - St Jean Baptiste prochain : 24 juin ; la construction de cette maison demande donc environ six mois. (19) - Malleville : François Malleville, chirurgien de son état. Un an et demi plus tôt, Jean-Baptiste Gorrand lui a acheté une maison ressemblant fortement à celle qu'il fait maintenant construire (voir ici). Cette première maison se trouvait de l'autre côté de la rue et fut apparemment "démontée" au profit de la nouvelle maison, en en récupérant divers "matériaux" (moellons, par exemple). (20) - en quatre payements : Mais on n'en compte que trois... :100 + 100 + 206. (21) - Jean Picollet praticien : Notable local (~ 1700 / 1773) ; fils d'un honorable marchand et d'une honneste femme, aubergiste-cabaretier à Châteauneuf mais aussi praticien et procureur fiscal de Nannay. (22) - François Piq marchand : François Pic étant également aubergiste, il est tentant de penser que le présent acte a pu être passé dans son établissement, comme cela se faisait souvent à l'époque. (23) - Bonnet : Né à Cessy-les-Bois, descendant d'une famille d'officiers seigneuriaux, le notaire Jean-Baptiste Bonnet (1710 / 1801) est certainement, au XVIIIe siècle, le plus en vue des notables de Châteauneuf. A l'exception d'une période de dix ans, pendant laquelle il habite à Nevers, paroisse Saint-Etienne, il y réside la plus grande partie de sa vie, dans une maison située face à l'église. Il connaît une longue et belle carrière, occupant successivement ou simultanément diverses fonctions : notaire royal, juge, fermier de la châtellenie de Châteauneuf, procureur fiscal, bailli de La Celle-sur-Nièvre, conseiller du roi, commissaire aux saisies réelles du Nivernais... Son petit-fils, Louis Bonnet, sera le premier maire de Châteauneuf.
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Commentaires * André Devallière : Je viens de me prendre d'intérêt pour la maison du Sieur Gaurend. En ce sens que je l'ai imaginée puis dessinée en plan, sur les données succintes de l'acte, ou plutôt essentielles. C'est une maison de bourg, pour en faire une habitation seulement ou une habitation-commerce, l'une des 2 pièces étant réservées à cette activité ( ?), le grenier servant de réserve. Ce n'est pas une petite maison de rien, malgré la récup' de matériaux : avec, déjà, la toiture de tuiles en 1750 alors que l'on sait ce matériau plus répandu à partir du début du XIX ème Siècle dans la construction courante. Il me semble déjà original d'aller chercher un entrepreneur dans la Creuse - question de confiance, et, par déduction, d'origine du futur propriétaire ( ?). Le paiement en sera soldé à la livraison (3 échéances et non 4). Elle occupe au sol une surface de 80,85 m2 (un pavillon standard d'aujourd'hui). La surface habitable est de 57 m2 (les murs extérieurs représentent 23 m2 d'emprise au sol). Je pense que la grande longueur (35 p) constitue la façade (et l'arrière), car, il ne me paraît pas possible de placer 2 fenêtres dans la largeur (22 p - si utilisée en façade) + 2 portes, même en supposant, ce qui est valable dans tous les cas, qu'une porte puisse donner sur l'arrière (une ruelle...un jardin), dans l'axe de celle principale du devant, ce qui existe dans des vieilles maisons nivernaises - vrai aussi dans l'hypothèse qui suit. Je retiens donc la grande longueur sur rue. Logique, en plus, il me semble, sauf contraintes de voisinage conduisant à faire une maison profonde. Sait-on jamais ? J'ai découpé les pièces d'habitation sur papier et les ai placées dans le rectangle extérieur des mesures de la maison (22 X 35 pieds - les petits " toits " sur un pignon me semblent un appendice - toit : poulailler ou local du cochon. Ex : le toué aux poules !). J'arrive donc par soustraction à un mur principal de 2 pieds d'épaisseur tout le tour, soit 64 cm quasiment pile-poil ! Normal. Des murs de 60 cm sont monnaie courante dans l'ancien. Ce qui veut dire qu'il y a 2 fenêtres (larges de 80 cm X 1,30) sur rue avec au moins une porte ouvrant sur l'une des 2 chambres, la 2 ème chambre n'ayant pas d'issue extérieure (sauf sa fenêtre, évidemment). Cette 2 ème chambre peut aussi avoir sa porte sur rue mais je vois plutôt la 2 ème porte ouvrant sur l'arrière (comme dit + haut). Cela reste une incertitude. Dans un cas comme dans l'autre, c'est selon la commodité. S'agissant d'un commerce, la maison en profondeur " tient aussi la route ", avec 1 fenêtre et 1 porte derrière. Reste le mur de refend...il ne fera qu' un petit pied, environ. Cela me semble correct. La maison de mes gds parents, au P'sourd, construite 80 ans + tard, avait un mur de refend, ou plutôt un galandage coupant la grande pièce en deux - et surface voisine de celle de 1750. Ce mur ne nécessite pas la " force " des 2 autres en pignon. Les " manteaux " de bois (2 cheminées, tt de même, et une par pièce, forcément) sont évidemment plus roturiers que la pierre. Il me paraît très probable que cette " grande " maison existe encore dans le bourg, sans étage (sauf construction ultérieure d'un niveau...qui serait visible). IL NE RESTE PLUS QU'A LA TROUVER ! ! ! |
Plan (proposé par André Devallière)
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Ci-dessous une maison de l'Evêque (Châteauneuf), vraisemblablement construite à la même époque : |
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Bibliographie * Maurice Robert - Les Maisons paysannes de l'Auvergne - Société d'ethnographie du Limousin et de la Marche - 1982. |
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Page créée le 22 août 2010. Dernière mise à jour le 29 avril 2022.